- ACTION HUMANITAIRE
- ACTION HUMANITAIRELâaction humanitaire internationaleLe paradoxe de lâaction humanitaire internationale tient en deux images: elle exerce suffisamment de sĂ©duction sur les esprits pour rĂ©concilier, en 1979, autour dââun bateau pour le Vietnamâ, Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, que toutes les grandes causes de ce siĂšcle avaient jusque-lĂ sĂ©parĂ©s; elle suscite assez dâambiguĂŻtĂ©s pour proposer, en 1993, comme hĂ©ros emblĂ©matique, un gĂ©nĂ©ral sans armes, otage et assiĂ©gĂ©. PhĂ©nomĂšne de sociĂ©tĂ© et mouvement reprĂ©sentatif de lâaventure intellectuelle de notre temps, lâaction humanitaire est progressivement devenue un facteur dominant de la politique Ă©trangĂšre des nations dĂ©mocratiques. Faut-il sâĂ©tonner si elle appelle aujourdâhui autant dâinterrogations quâelle soulĂšve de passions et dâadhĂ©sions?Lâhumanitaire, acteur de lâhistoireSi lâadjectif humanitaire nâapparaĂźt pour la premiĂšre fois dans la langue française que vers 1830 et figure dans le LittrĂ© de 1874 comme un nĂ©ologisme, lâesprit dâhumanitĂ© nâa pas attendu le XIXe siĂšcle pour se manifester sur la scĂšne internationale: le mouvement de la Paix de Dieu, destinĂ© Ă allĂ©ger les souffrances des populations enjeu des guerres fĂ©odales, lâĆuvre des religieux de la Merci, des Trinitaires ou des Chevaliers de Malte en faveur des chrĂ©tiens captifs en terre dâislam, lâaction dâun BartholomĂ© de Las Casas pour la dĂ©fense des Indiens victimes de la ConquĂȘte prĂ©figurent bien les aventures humanitaires de notre temps. Mais il faut attendre le milieu du XIXe siĂšcle pour quâĂ©merge un mouvement humanitaire moderne, autonome par rapport aux institutions politiques et religieuses et puisant dans ses propres principes sa raison dâĂȘtre et les rĂšgles de son action.La leçon de SolferinoCâest le spectacle de la dĂ©sorganisation qui rĂ©gnait Ă lâhĂŽpital militaire de Scutari, oĂč Ă©taient accueillis les blessĂ©s de la guerre de CrimĂ©e, qui suscite la vocation de Florence Nightingale; ce sera, quelques annĂ©es plus tard, la vue du champ de bataille de Solferino qui donnera au Genevois Henri Dunant lâidĂ©e de la Croix-Rouge. Il sâagissait de tirer, sur le plan humain, les consĂ©quences du changement de nature et de dimension des conflits: puissance accrue du feu, importance des effectifs mis en jeu par les armĂ©es de conscription, apparition de thĂ©ories stratĂ©giques impliquant lâanĂ©antissement de lâadversaire.Lâintuition fĂ©conde des fondateurs de la Croix-Rouge, en 1863, est dâavoir compris que, dans un monde organisĂ© et dominĂ© par des Ătats souverains, lâefficacitĂ© dâune action tendant Ă humaniser la guerre passait par la crĂ©ation dâune institution aux principes simples â indĂ©pendance, neutralitĂ©, respect des souverainetĂ©s nationales, universalitĂ© â et Ă lâarchitecture complexe, Ă lâimage de la sociĂ©tĂ© internationale elle-mĂȘme: un ComitĂ© international (C.I.C.R.) de droit privĂ© suisse, des sociĂ©tĂ©s nationales (quelque 150 aujourdâhui, fortes de plus de 250 millions dâadhĂ©rents) indĂ©pendantes, fĂ©dĂ©rĂ©es dans une Ligue mais reconnues par les Ătats respectifs, une ConfĂ©rence internationale rĂ©unissant tous les quatre ans le C.I.C.R. et les reprĂ©sentants des sociĂ©tĂ©s nationales et des Ătats. Cette structure souple et originale, qui sâefforce de concilier lâautonomie de lâaction humanitaire et la souverainetĂ© Ă©tatique, a permis Ă la Croix-Rouge dâaccompagner, Ă travers les pĂ©ripĂ©ties et les drames du siĂšcle, lâĂ©volution des formes de la guerre â effacement progressif de la frontiĂšre entre le civil et le militaire, dĂ©veloppement des conflits idĂ©ologiques et des guerres internes â, tout en rĂ©pondant aux besoins nouveaux en matiĂšre de protection et dâassistance.ModĂšle souvent imitĂ© et parfois contestĂ©, la Croix-Rouge internationale a explorĂ© toutes les voies de lâaction humanitaire, de lâaide aux personnes â blessĂ©s, prisonniers de guerre, dĂ©tenus politiques, combattants des guerres civiles et de libĂ©ration, victimes des conflits armĂ©s et des catastrophes naturelles â Ă lâĂ©laboration patiente et progressive dâun vĂ©ritable droit humanitaire, dit âde GenĂšveâ pour le distinguer du droit de la guerre dĂ©fini par les seuls Ătats lors des confĂ©rences de La Haye de 1899 et 1907. La premiĂšre Convention sur les militaires blessĂ©s des armĂ©es en campagne fut signĂ©e, le 22 aoĂ»t 1864, par douze Ătats. Les quatre Conventions de 1949, complĂ©tĂ©es par les protocoles additionnels de 1977, le sont Ă ce jour par cent soixante-six pays. Avec le personnage assurĂ©ment plus mĂ©diatique de lâinfirmiĂšre de la Croix-Rouge, popularisĂ© par la littĂ©rature et le cinĂ©ma, le droit de GenĂšve a fortement contribuĂ© Ă marquer de lâempreinte de lâhumanitaire lâhistoire pleine de bruit et de fureur du siĂšcle qui sâachĂšve.Lâhumanitaire dans la guerre froideAu lendemain de la Seconde Guerre mondiale, deux Ă©vĂ©nements de nature trĂšs diffĂ©rente ouvrent une nouvelle phase dans lâhistoire du mouvement humanitaire.Le premier est lâadoption, le 10 dĂ©cembre 1948, par les Nations unies de la DĂ©claration universelle des droits de lâhomme. Lâacte de 1948, sâil sâinspire des prĂ©cĂ©dents des rĂ©volutions française et amĂ©ricaine, reprĂ©sente dans la vie internationale une vĂ©ritable novation: la sociĂ©tĂ© internationale, qui ne connaissait traditionnellement comme sujets de droit que des entitĂ©s collectives â les Ătats-nations â, admet dĂ©sormais lâexistence des individus, dont lâidentitĂ© ne se rĂ©duit plus Ă leur seule nationalitĂ©. Il y a maintenant dans lâordre international, dominĂ© par le droit positif des nations, des droits individuels relevant du droit naturel et du simple fait dâĂȘtre homme. Selon la belle formule de RenĂ©-Jean Dupuy, âLâhomme, en exil dans la sociĂ©tĂ© des Ătats, rĂ©intĂšgre la citĂ© internationaleâ (LâHumanitĂ© dans lâimaginaire des nations ). Les droits de lâhomme viennent ainsi renforcer lâassise juridique du mouvement humanitaire au moment mĂȘme oĂč lâĂ©tat du monde le conduit Ă sâinterroger sur son statut et le sens de son action.Le second Ă©vĂ©nement est la guerre froide. En contraignant chacun Ă choisir son camp, elle introduit la politique dans une action humanitaire dont les finalitĂ©s â aider, soigner, sauver â se situent en dehors des enjeux du pouvoir. Nikita Khrouchtchev ne confiait-il pas Ă Dag Hammarskjöld, alors secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies: âil y a des pays neutres, il nây a pas dâhommes neutresâ? Dans le contexte de la guerre froide et de la dĂ©colonisation, le mouvement humanitaire est ainsi amenĂ© Ă relever simultanĂ©ment deux dĂ©fis: lâĂ©largissement de son champ dâaction et la dĂ©finition de ses rapports avec les Ătats.Les interventions humanitaires se dĂ©roulaient, au XIXe siĂšcle et dans la premiĂšre moitiĂ© du XXe, sur la toile de fond des grands conflits interĂ©tatiques et sur une scĂšne qui Ă©tait le plus souvent europĂ©enne. AprĂšs 1945, le paysage change: Ă lâombre de la dissuasion atomique, lâEurope connaĂźt une paix tempĂ©rĂ©e par lâaffrontement idĂ©ologique, tandis que, Ă la pĂ©riphĂ©rie, se multiplient les conflits rĂ©gionaux, plus ou moins contrĂŽlĂ©s et alimentĂ©s par les deux camps en prĂ©sence et qui feront, entre 1945 et 1990, prĂšs de quarante millions de victimes. Guerres de dĂ©colonisation et de libĂ©ration, guĂ©rillas rĂ©volutionnaires, affrontements religieux ou tribaux Ă©chappent aux catĂ©gories du conflit classique comme aux rĂšgles du droit humanitaire. Le mouvement humanitaire se voit ainsi sollicitĂ© par une demande de plus en plus dispersĂ©e sur le plan gĂ©ographique et variĂ©e dans les modalitĂ©s dâintervention quâelle suppose. Mais, surtout, hĂ©ritier des valeurs occidentales que sont la charitĂ© chrĂ©tienne et la philanthropie des LumiĂšres, il se trouve dĂ©sormais, en se donnant le monde pour théùtre, confrontĂ© Ă la diversitĂ© des cultures.Ă ces besoins accrus dâassistance et de protection que suscitent les guerres des âpauvresâ, lâĂtat et la sociĂ©tĂ© civile apportent alors des rĂ©ponses divergentes. Les Ătats voient dans lâaction humanitaire au mieux une arme de propagande dans le conflit idĂ©ologique â chacun dĂ©nonce les violations commises par lâadversaire tout en sâemployant Ă couvrir celles auxquelles pourraient se livrer ses partenaires â, au pire un Ă©lĂ©ment propre Ă dĂ©stabiliser la conduite de politiques Ă©trangĂšres rĂ©alistes: faut-il rappeler la recommandation de Henry Kissinger de ne pas introduire dans les nĂ©gociations avec lâU.R.S.S. le problĂšme des dissidents et des juifs dâUnion soviĂ©tique? En contraste avec les rĂ©ticences des Ătats, les annĂ©es cinquante et soixante sont celles dâun engagement de plus en plus marquĂ© de la sociĂ©tĂ© civile en faveur des causes humanitaires. On assiste Ă une floraison dâorganisations non gouvernementales â ces O.N.G. auxquelles les Nations unies reconnaissent un statut consultatif â qui rĂ©vĂšle lâĂ©tendue des besoins que ni les Ătats ni les institutions du systĂšme onusien â Haut-Commissariat pour les rĂ©fugiĂ©s, U.N.I.C.E.F., F.A.O., O.M.S. â ne sont en mesure de satisfaire. Dâinspiration religieuse comme le Caritas International, le Church World Service, le Catholic Relief Service, le ComitĂ© catholique contre la faim et pour le dĂ©veloppement, Cimade, etc., ou relevant de lâinitiative individuelle comme lâamĂ©ricain Cooperative American Remitance Everywhere (C.A.R.E.), le Deutsche Welthungerhilfe allemand, lâOxford Committee for Famine Relief (Oxfam) britannique, Amnesty International, etc., des centaines dâorganisations voient le jour, constituĂ©es en dehors des Ătats sinon contre leur grĂ©. Elles tĂ©moignent, Ă travers un Ă©ventail de motivations qui vont de la charitĂ© la plus traditionnelle au tiers-mondisme le plus actif, de la naissance dâune opinion publique mondiale dont le poids sur les dĂ©cisions des gouvernements, insignifiant tant que rĂšgnent les contraintes de la guerre froide, se rĂ©vĂ©lera souvent dĂ©cisif dĂšs que cette derniĂšre aura pris fin.Les âFrench Doctorsâ ou lâhumanitaire sans frontiĂšresLâhistoire commence au Biafra en 1968. Deux jeunes mĂ©decins, Bernard Kouchner, ancien responsable de lâUnion des Ă©tudiants communistes, et Max RĂ©camier, militant catholique, ont rĂ©pondu Ă lâappel de la Croix-Rouge pour servir dans les hĂŽpitaux de fortune des insurgĂ©s ibo. Comme, un siĂšcle plus tĂŽt, Florence Nightingale et Henri Dunant, ils y dĂ©couvrent la rĂ©alitĂ© de la guerre. Mais il ne sâagit plus dâun conflit europĂ©en du XIXe siĂšcle. La guerre du Biafra est une lutte tribale et sans loi. En refusant dâabandonner leur poste, comme le leur demande la Croix-Rouge qui sâestime dans lâimpossibilitĂ© de poursuivre sa mission, et en tĂ©moignant â au mĂ©pris de la rĂšgle de discrĂ©tion que sâimpose lâorganisation de GenĂšve â des atrocitĂ©s dont ils ont eu le spectacle, Kouchner et RĂ©camier crĂ©ent, sans en avoir pleinement conscience, un nouveau modĂšle dâaction humanitaire. La fondation, Ă leur initiative, en 1971, sous lâappellation de MĂ©decins sans frontiĂšres (M.S.F.), dâune organisation mĂ©dicale dâurgence dessine avec plus de prĂ©cision que le geste de 1968 les grandes lignes de ce modĂšle. Si la charte de lâassociation sâinspire des principes dâindĂ©pendance et de neutralitĂ© de la Croix-Rouge, les modalitĂ©s dâaction se veulent autant de pratiques nouvelles: les organisations créées dans les annĂ©es cinquante et soixante donnaient la prioritĂ© aux objectifs Ă long terme liĂ©s au dĂ©veloppement, M.S.F. met lâaccent sur lâurgence (la France se couvre alors dâun rĂ©seau de S.A.M.U.), sur la capacitĂ© de se mobiliser sur les points chauds â guerres, rĂ©volutions, cataclysmes naturels â, sur le professionnalisme â les mĂ©decins y sont plus nombreux que les gestionnaires; la Croix-Rouge fonde son action sur la discrĂ©tion â âils soignent et se taisentâ â et le respect des pouvoirs Ă©tablis, M.S.F. sur le recours Ă la communication et le devoir dâingĂ©rence. âDunant avait choisi la neutralitĂ©, le sans-frontiĂ©risme choisit lâengagement. Plus nous serons silencieux et plus on nous Ă©coutera, disent les Suisses du C.I.C.R. Plus nous ferons du bruit et plus on nous entendra, rĂ©pond Kouchnerâ (Jean-Christophe Rufin, Le PiĂšge humanitaire ). Le dĂ©bat est dâailleurs loin dâĂȘtre clos aujourdâhui, mais, dans le contexte des annĂ©es soixante-dix, les choix de Bernard Kouchner et de ses compagnons, lourds de consĂ©quences pour lâavenir, allaient prendre tout leur sens.Lâurgence? La multiplication et la dispersion gĂ©ographique des conflits dans le Tiers Monde remettent en question les mĂ©thodes dâintervention comme lâidĂ©ologie tiers-mondiste elle-mĂȘme. Lâaction humanitaire, identifiĂ©e Ă lâurgence, retrouve toute son autonomie par rapport Ă lâaide au dĂ©veloppement et Ă ses perspectives Ă long terme. Comme lâĂ©crit Guy Aurenche: âIl ne sâagit dâassurer ni le bonheur des hommes ni leur salut, mais leur survie.âLa mĂ©diatisation? Elle sera souvent reprochĂ©e aux responsables de M.S.F. Faut-il rappeler ici lâĂ©pisode cĂ©lĂšbre du paquebot Ăle-de-LumiĂšre , affrĂ©tĂ© en 1979 par Bernard Kouchner pour secourir les boat people? LâopĂ©ration, intitulĂ©e âUn bateau pour le Vietnamâ et ironiquement rebaptisĂ©e âUn bateau pour Saint-Germain-des-PrĂ©sâ, sera Ă lâorigine de la spectaculaire rencontre de Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, mais aussi du dĂ©part de Kouchner, qui, dĂ©savouĂ©, quitte M.S.F. pour fonder MĂ©decins du monde. Il reste que placer la communication moderne au service de lâaction humanitaire ne rĂ©pondait pas seulement aux impĂ©ratifs de la mode et de lâactualitĂ©, mais traduisait Ă©galement une exigence intellectuelle: transformer ce quâon appelait autrefois des faits divers, Ă©vĂ©nements secondaires parce quâils se produisent loin de nous et nâont pas dâinfluence sur notre vie quotidienne, en Ă©vĂ©nements chargĂ©s de signification et de valeurs; donner une voix aux victimes de lâoppression ou du malheur; susciter, par lâĂ©motion Ă©thique nĂ©e de lâimage, une participation et un engagement.Le âsans-frontiĂ©rismeâ? Lâappellation mĂȘme de MĂ©decins sans frontiĂšres sonne comme un dĂ©fi. La frontiĂšre nâest-elle pas la matĂ©rialisation de la distance qui sĂ©pare lâordre interne de lâordre international, la projection dans lâespace de la souverainetĂ©? En refusant, au nom de lâurgence et du devoir dâingĂ©rence, le cloisonnement du monde par les Ătats, les mĂ©decins sans frontiĂšres rompent avec la tradition centenaire de la Croix-Rouge et empiĂštent sur le domaine rĂ©servĂ© de la diplomatie. Mais, dans cette dĂ©marche novatrice, la subversion de lâordre Ă©tabli, thĂšme cher Ă la gĂ©nĂ©ration de Mai-68, a moins de part quâune lecture lucide des changements intervenus dans le systĂšme international: les conflits mettent de plus en plus rarement aux prises des Ătats, qui ont, au demeurant, perdu le monopole de la violence. Les affrontements internes entre communautĂ©s Ă©chappent souvent Ă la rationalitĂ© politique et ne peuvent ĂȘtre traitĂ©s par les moyens de la diplomatie classique. Ă lâheure oĂč les flux transfrontaliers dâinformation, de biens matĂ©riels ou de populations se gĂ©nĂ©ralisent, lâaide Ă lâhumanitĂ© souffrante peut-elle rester conditionnĂ©e par les impĂ©ratifs du dĂ©coupage territorial et des souverainetĂ©s nationales?Les principes dâaction humanitaire dĂ©finis par M.S.F. sont bien une rĂ©ponse aux questions posĂ©es dans ce domaine par la situation mondiale dans les annĂ©es soixante-dix: dispersion gĂ©ographique des conflits, impuissance ou indiffĂ©rence des Ătats, pression dâune opinion sensibilisĂ©e aux violations des droits de lâhomme. Une nouvelle gĂ©nĂ©ration dâorganisations â MĂ©decins sans frontiĂšres, MĂ©decins du monde, Aide mĂ©dicale internationale, Action internationale contre la faim, Ăquilibre, pour nous en tenir aux seuls exemples français â redonne vigueur et dynamisme au mouvement humanitaire. Le âFrench Doctorâ devient un personnage aussi populaire que pouvait lâĂȘtre, dans la premiĂšre moitiĂ© du siĂšcle, lâinfirmiĂšre de la Croix-Rouge.Mais ni le soutien de lâopinion publique ni lâadhĂ©sion des artistes et des intellectuels ne confĂšrent aux French Doctors beaucoup plus de pouvoirs que nâen avaient les dĂ©lĂ©guĂ©s de la Croix-Rouge auprĂšs des dictatures des annĂ©es trente. DĂ©tournement de lâaide humanitaire en Ăthiopie et au Nicaragua, difficultĂ©s de coordination avec les gouvernements dans le drame libanais, expulsion de M.S.F. dâĂthiopie, arrestation par les autoritĂ©s afghanes de Philippe Augoyard, membre dâAide mĂ©dicale internationale..., les limites de lâhumanitaire sans frontiĂšres sont vite atteintes sans le recours Ă la force du droit. Le moment est venu pour les politiques de prendre le relais.LâentrĂ©e en scĂšne de lâhumanitaire dâĂtatDĂšs la fin des annĂ©es soixante-dix, on voit se dessiner dans les grandes dĂ©mocraties, nettement Ă travers le discours et de façon plus floue dans la pratique, lâidĂ©e dâune politique Ă©trangĂšre au service de lâaction humanitaire et des droits de lâhomme. Aux Ătats-Unis, Jimmy Carter, dont le sous-secrĂ©taire dâĂtat, Christopher Warren, dĂ©clare dans un discours prononcĂ© en fĂ©vrier 1978 Ă La Nouvelle-OrlĂ©ans: âNotre idĂ©alisme et nos intĂ©rĂȘts coĂŻncidentâ, sâefforce, aprĂšs le rĂ©alisme des annĂ©es Kissinger, de concilier une politique des droits de lâhomme avec les impĂ©ratifs de la sĂ©curitĂ©. On sait que, aprĂšs son dĂ©part de la prĂ©sidence, il crĂ©era, avec le Carter Presidential Center, une puissante organisation humanitaire. Dans son discours de Mexico en 1981, Ă la veille de la confĂ©rence de CancĂșn, François Mitterrand sâexprime ainsi: âIl existe dans notre droit pĂ©nal un dĂ©lit grave, celui de non-assistance Ă personne en danger. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger nâest pas encore un dĂ©lit. Mais câest une faute morale et politique qui a dĂ©jĂ coĂ»tĂ© trop de morts et trop de douleurs Ă trop de peuples abandonnĂ©s pour que nous acceptions Ă notre tour de la commettre.â En France, lâentrĂ©e au gouvernement en 1986 de Claude Malhuret, prĂ©sident de MĂ©decins sans frontiĂšres, comme secrĂ©taire dâĂtat aux Droits de lâhomme, en 1988 de Bernard Kouchner, prĂ©sident de MĂ©decins du monde, en qualitĂ© de secrĂ©taire dâĂtat Ă lâAction humanitaire, ou encore lâengagement de Jean-François Deniau soulignent le rapprochement en train de sâopĂ©rer entre lâhumanitaire et le politique.LâentrĂ©e en force de lâhumanitaire dâĂtat sur la scĂšne internationale se situe trĂšs prĂ©cisĂ©ment entre 1988 et 1992, lorsque, avec le gorbatchĂ©visme puis lâeffondrement de lâU.R.S.S. et la fin de la guerre froide, la communautĂ© internationale, libĂ©rĂ©e des contraintes que lui imposait lâaffrontement idĂ©ologique, retrouve dâimportantes marges de jeu. Il est significatif que, au cours de cette pĂ©riode de cinq ans, lâO.N.U. ait lancĂ© treize opĂ©rations impliquant lâemploi des forces internationales des casques bleus, soit autant quâau long des quarante annĂ©es qui ont prĂ©cĂ©dĂ©. Encore ce chiffre ne tient-il pas compte des interventions conduites par des Ătats membres sous mandat du Conseil de sĂ©curitĂ©, comme âDesert Stormâ en Irak, âProvide Comfortâ au Kurdistan ou âRestore Hopeâ en Somalie.Pourquoi cet interventionnisme soudain des Ătats, ces âmonstres froidsâ si longtemps rĂ©ticents Ă donner Ă leur politique Ă©trangĂšre une dimension humanitaire? La pression des organisations humanitaires, trop souvent empĂȘchĂ©es dâaccĂ©der aux victimes, et la montĂ©e en puissance dâune opinion mondiale acquise aux idĂ©es de dĂ©mocratie et de libertĂ© ont, par le jeu naturel de la dĂ©mocratie, convaincu les responsables politiques du caractĂšre âporteurâ du message humanitaire. Par ailleurs, le dĂ©blocage des dĂ©cisions du Conseil de sĂ©curitĂ©, longtemps paralysĂ© par lâexercice du droit de veto, permet aux Ătats dâintervenir dĂ©sormais avec la caution de la communautĂ© internationale. En outre, le leadership amĂ©ricain, qui nâest plus contestĂ© par lâUnion soviĂ©tique disparue, met Ă la disposition de cette communautĂ© internationale le moyen de crĂ©er dans les situations dâurgence un rapport de forces favorable Ă lâapplication de ses dĂ©cisions. Enfin, la victoire de la dĂ©mocratie dans la guerre froide, son rĂ©tablissement dans des pays qui lâavaient autrefois connue comme sa diffusion dans des rĂ©gions du monde dĂ©pourvues de toute tradition en la matiĂšre ouvrent la perspective dâun nouvel ordre mondial fondĂ© sur des valeurs communes et lâadhĂ©sion aux principes des droits de lâhomme.Dans le climat dâoptimisme de la fin des annĂ©es quatre-vingt, lâidĂ©e dâune politique au service de lâaction humanitaire fait son chemin dans les esprits. Lâhumanitaire dâĂtat se dote dâoutils administratifs (en France, un secrĂ©tariat dâĂtat), diplomatiques (on crĂ©e des attachĂ©s humanitaires), militaires (lâarmĂ©e devient une grande organisation humanitaire et envisage la formation dâunitĂ©s spĂ©cialisĂ©es) Ă la mesure de ses nouvelles tĂąches. Les Ă©quilibres dĂ©licats de la vie internationale sâaccommodant mal des Ă©lans du cĆur, la communautĂ© internationale sâefforce de donner Ă lâintervention des Ătats un cadre juridique. Le 8 dĂ©cembre 1988, lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies vote la rĂ©solution 43-131 sur lâassistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et autres situations dâurgence du mĂȘme ordre. Cette rĂ©solution sera complĂ©tĂ©e par celle du 14 dĂ©cembre 1990 sur la mise en place de corridors humanitaires. La dĂ©marche de lâorganisation internationale sâentoure de toutes sortes de prĂ©cautions pour imposer aux Ătats lâobligation de ne faire obstacle ni Ă lâacheminement ni au transit de lâaide humanitaire: rĂ©fĂ©rence au principe gĂ©nĂ©ral du droit sur la non-assistance Ă personne en danger et au principe, reconnu depuis 1982 en droit maritime, de lâaccĂšs et du mouillage en eaux territoriales dans les situations de dĂ©tresse; exclusion de toute reconnaissance juridique des collectivitĂ©s secourues; subsidiaritĂ© de lâassistance, qui laisse Ă lâĂtat concernĂ© le premier rĂŽle dans la conduite des secours; stricte limitation dans le temps, lâespace et lâobjet des couloirs humanitaires. Ces prĂ©cautions donnent toute la mesure de la rĂ©volution juridique que reprĂ©sente la dĂ©rogation au principe de non-ingĂ©rence, fondement de la sociĂ©tĂ© internationale. Ăcoutons Javier PĂ©rez de CuĂ©llar, alors secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies, Ă©voquer, dans un discours prononcĂ© Ă Bordeaux en avril 1991, lâesprit qui a prĂ©sidĂ© aux rĂ©solutions de 1988 et 1990: â...prudence parce que les principes de souverainetĂ© ne pourraient ĂȘtre radicalement remis en question sans que sâensuive aussitĂŽt le chaos international, audace parce que nous sommes probablement parvenus Ă un stade dâĂ©volution morale et psychologique de la civilisation occidentale oĂč la violation massive et dĂ©libĂ©rĂ©e des droits de lâhomme nâest plus tolĂ©rĂ©eâ.Lâhumanitaire dâĂtat, que les mĂ©decins sans frontiĂšres appelaient de leurs vĆux, a donc pour premiĂšre consĂ©quence lâintervention des puissances et de leurs forces armĂ©es: soit indirectement, par les actions de la communautĂ© internationale conduites avec lâappui des casques bleus; soit directement, sous un mandat du Conseil de sĂ©curitĂ©. AssociĂ©e aux dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations unies autorisant le Conseil de sĂ©curitĂ© Ă recourir Ă la force en cas de menace pour la paix, la rĂ©solution de 1988 sert ainsi de fondement aux interventions humanitaires au Kurdistan irakien, au lendemain de la guerre du Golfe, en Somalie et dans lâex-Yougoslavie.Nous voici parvenus au terme dâune Ă©volution qui, en un peu plus dâun siĂšcle, a fait dâun mouvement spontanĂ©, puisant sa force dans la profondeur des consciences individuelles et des comportements Ă©thiques, un facteur de changement des normes rĂ©gissant le systĂšme international, une dimension de lâaction politique et un Ă©lĂ©ment important de toute stratĂ©gie militaire. Le problĂšme des rapports entre lâhumanitaire et le politique, entre les droits de lâhomme et la raison dâĂtat se trouve, du mĂȘme coup, posĂ© Ă tous les acteurs: militants de lâhumanitaire, responsables politiques, juristes, diplomates, militaires. Lâintervention des Ătats apporte-t-elle Ă lâaction humanitaire une efficacitĂ© qui lui faisait dĂ©faut ou constitue-t-elle un piĂšge redoutable et une mortelle Ă©quivoque? Lâhumanitaire est-il une grille suffisante de lecture du monde? A-t-il vocation Ă devenir le principe organisateur dâun nouvel ordre international? Autant de questions quâappellent les pĂ©ripĂ©ties rĂ©centes du drame yougoslave et de lâimbroglio somalien.Enjeu et problĂšmes de lâaction humanitaire dans le monde dâaujourdâhuiUne rĂ©flexion sur le temps mondial sâimpose. On ne peut quâĂȘtre frappĂ©, en effet, par le contraste existant entre la rapiditĂ© de lâeffet mĂ©diatique et la lenteur avec laquelle Ă©voluent les normes du droit; entre lâĂ©motion qui naĂźt du choc de lâĂ©vĂ©nement et la nĂ©cessaire rĂ©flexion sur les donnĂ©es concrĂštes dâune situation politique; entre la reconnaissance, pratiquement universelle depuis 1989, des principes de la dĂ©mocratie et le fait que ses formes sont encore loin de sâimposer partout dans le monde. Nous vivons, dans le domaine de lâhumanitaire comme dans bien dâautres, une pĂ©riode de transition propice au flou, Ă lâinachevĂ©, Ă lâambigu, au contradictoire. Faut-il sâĂ©tonner que tant de malentendus accompagnent aujourdâhui le dĂ©veloppement de lâaction humanitaire et lâapparition dâun droit dâingĂ©rence?Lâhumanitaire dans un monde divisĂ©Lâhumanitaire doit se frayer un chemin dans un monde aussi divisĂ© quâil le fut au temps de la guerre froide. Mais cette division est aujourdâhui lâeffet de forces contradictoires agissant Ă lâĂ©chelle planĂ©taire et non plus dâun antagonisme entre grandes puissances.On assiste, en cette fin de siĂšcle, Ă lâĂ©mergence dâune conscience de lâhumanitĂ© comme expression de la communautĂ© dâintĂ©rĂȘts et de destin du genre humain. La mondialisation de lâĂ©conomie, la diffusion et donc la perception gĂ©nĂ©ralisĂ©e de lâinformation, le dĂ©veloppement des risques Ă©cologiques â qui, Ă lâimage du nuage de Tchernobyl, ignorent les frontiĂšres â rĂ©duisent la marge dâautonomie des individus et dâindĂ©pendance des Ătats. La souffrance des hommes peut-elle, dans ce contexte, demeurer, selon lâexpression de RenĂ©-Jean Dupuy, une affaire dâĂtat? et comment lâingĂ©rence ne serait-elle pas Ă lâordre du jour?En face de ce quâil faut bien appeler, fĂ»t-elle Ă lâĂ©tat dâĂ©bauche, une sociĂ©tĂ© mondiale, sâaffirme la rĂ©sistance des sociĂ©tĂ©s particuliĂšres, des cultures vivantes, des Ătats-nations qui sont, avec des formes propres Ă chaque rĂ©gion du monde, le refuge du sentiment identitaire et le cadre privilĂ©giĂ© de la vie politique et des solidaritĂ©s sociales. LâarrivĂ©e sur la scĂšne mondiale de jeunes nations, jalouses de leur rĂ©cente souverainetĂ©, et la montĂ©e des nationalismes redonnent ainsi vigueur aux normes classiques du droit international sur la non-ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures ou extĂ©rieures dâun autre Ătat. Une rĂ©solution de lâAssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies du 24 octobre 1970 rappelle que cette non-ingĂ©rence ne se limite pas au cas de lâintervention armĂ©e visĂ© par lâarticle 2 de la Charte, mais sâĂ©tend Ă âtoute autre forme dâingĂ©rence ou de menace dirigĂ©e contre la personnalitĂ© dâun Ătat ou contre ses Ă©lĂ©ments politiques, Ă©conomiques ou culturelsâ.Les dĂ©bats actuels autour de lâaction et du droit humanitaires sâinscrivent dans un paysage contrastĂ© oĂč sâopposent comme autant de couples antithĂ©tiques lâindividualisme des dĂ©mocraties occidentales et les morales de groupe du Sud, la conscience dâune communautĂ© de destin Ă lâĂ©chelle planĂ©taire et les replis identitaires, les droits universels et lâattachement Ă des cultures particuliĂšres, lâintangibilitĂ© des frontiĂšres au nom de lâordre international et la tentation de les dĂ©passer au nom de lâefficacitĂ© Ă©conomique ou de la dĂ©fense des droits de lâhomme.LâingĂ©rence humanitaireLes oppositions que nous venons dâĂ©voquer pourraient faire penser que nous sommes en prĂ©sence dâun choix, toujours difficile Ă faire, entre les droits de lâhomme et la raison dâĂtat, lâintervention et la non-intervention, le principe de non-ingĂ©rence et le droit dâingĂ©rence. La rĂ©alitĂ©, dans les esprits comme sur le terrain, nâest pas aussi simple.Le vocabulaire est une premiĂšre source de confusion. SpĂ©cialiste de droit international, Mario Bettati relĂšve un usage inflationniste, favorisĂ© par les mĂ©dias, du mot ingĂ©rence. Bernard Kouchner nâĂ©crit-il pas que lâingĂ©rence âcâest dâabord le regardâ? Le mot a pu recouvrir des rĂ©alitĂ©s aussi diffĂ©rentes que le contrĂŽle exercĂ© par le F.M.I. sur certaines Ă©conomies du Tiers Monde, les secours apportĂ©s aux populations dâĂthiopie victimes de la famine, lâaide aux ArmĂ©niens aprĂšs le sĂ©isme de 1988, lâintervention des casques bleus en Bosnie et en Somalie, ou encore lâopĂ©ration âTempĂȘte du dĂ©sertâ. Or, des six cas que nous venons dâĂ©voquer, deux seulement â les interventions en Bosnie et en Somalie â relĂšvent de lâingĂ©rence âcoercitiveâ impliquant lâemploi de la force. Deux autres, lâaction du F.M.I. et le secours aux victimes de sĂ©ismes, sont des exemples dâingĂ©rence âcontractualisĂ©eâ, fondĂ©e sur lâaccord de lâĂtat concernĂ©; le cas Ă©thiopien constitue une ingĂ©rence de fait imputable Ă des organisations humanitaires sans armes ni objectifs politiques; quant Ă la guerre du Golfe, il sâagit dâun conflit classique entre puissances en rĂ©ponse Ă une agression, lâingĂ©rence humanitaire nâintervenant, avec la rĂ©solution 688 sur le Kurdistan irakien, quâaprĂšs la fin des hostilitĂ©s.Le droit dâingĂ©rence, comme lĂ©gitimation dâactions humanitaires, demeure donc une exception soumise Ă des conditions rigoureusement dĂ©finies: situation dâurgence, violation massive des droits des individus, proportionnalitĂ© des moyens â de la coercition par lâembargo Ă lâaction armĂ©e â et de la durĂ©e. Dans un article publiĂ© par le journal Le Monde , âFaut-il repenser lâaction humanitaire?â, Cornelio Sommaruga, prĂ©sident du C.I.C.R., oppose Ă la disponibilitĂ© et Ă la mobilitĂ© de lâaction humanitaire conduite par les O.N.G. la lourdeur des procĂ©dures auxquelles doit se conformer, dans lâexercice du droit dâingĂ©rence, lâhumanitaire dâĂtat: nĂ©gociations avec les parties intĂ©ressĂ©es, dĂ©bats au Conseil de sĂ©curitĂ©, recours Ă la logistique des Nations unies. De telles modalitĂ©s dâaction sont, il faut lâavouer, peu compatibles avec ce âgeste dâexpert immĂ©diatâ, pour reprendre la belle formule de Bernard Kouchner, que requiert lâassistance humanitaire. Lourdes, les procĂ©dures sont aussi, aux yeux de Cornelio Sommaruga, discriminatoires â quelles prioritĂ©s choisir en face de situations dâurgence multiples et simultanĂ©es? â et contradictoires: comme en Somalie, lâingĂ©rence peut susciter un conflit pour en Ă©teindre un autre.LâĂ©chec dans lâex-Yougoslavie et lâenlisement en Somalie tĂ©moignent des difficultĂ©s que rencontre sur le terrain lâexercice dâun droit dâingĂ©rence dont on a par ailleurs soulignĂ© les Ă©troites limites. Nous sommes loin du rĂȘve entretenu par certains dâun ordre mondial fondĂ© sur un droit dâingĂ©rence humanitaire. Le droit humanitaire existe et son corpus est dĂ©jĂ imposant. Faut-il aller au-delĂ et faire porter lâeffort sur le perfectionnement de lâoutil juridique? Dans un article Ă©clairant de la revue Le DĂ©bat , intitulĂ© âDevoirs, dangers, dilemmesâ, Pierre Hassner souligne quâil nâest ni nĂ©cessaire ni prudent de tout codifier: âLe droit doit se tenir en arriĂšre de la pratique, mais dâun pas seulement.â Les problĂšmes posĂ©s par les actions humanitaires ne naissent pas, la plupart du temps, de lâabsence de textes adaptĂ©s Ă la situation, mais dâun manque de volontĂ© politique, de la nature des rapports de forces sur le terrain et dâune Ă©valuation insuffisante des risques et des enjeux. Sans lâeffondrement de lâU.R.S.S., pas de guerre du Golfe, sans guerre du Golfe, pas de rĂ©solution 688 sur lâaide humanitaire aux Kurdes dâIrak. Lâirruption, depuis 1988, de lâhumanitaire dâĂtat dans la vie internationale pose dĂ©sormais clairement la question des rapports entre lâhumanitaire et le politique.Humanitaire et politiqueLa frontiĂšre nâest pas aisĂ©e Ă tracer. Politiques ou humanitaires, lâintervention française en faveur des maronites du Liban, en 1860; les ingĂ©rences europĂ©ennes dans lâEmpire ottoman, au XIXe siĂšcle (lââenfant grecâ de Victor Hugo suscitait Ă lâĂ©poque une Ă©motion humanitaire); la rĂ©pression par des forces internationales (dĂ©jĂ ) de la rĂ©volte des Boxers lors des cĂ©lĂšbres cinquante-cinq jours de PĂ©kin; les opĂ©rations de lâO.N.U. au ZaĂŻre, au lendemain de lâindĂ©pendance? LâambiguĂŻtĂ© des interventions humanitaires actuelles naĂźt, en premier lieu, de la diversitĂ© des missions: sâagit-il de distribuer du riz, de soigner des malades ou des blessĂ©s? mission humanitaire. De pacifier et de mettre fin au pillage des bandes armĂ©es? tĂąche militaire. De contrĂŽler un processus Ă©lectoral comme au Cambodge, de reconstruire un Ătat comme en Somalie? entreprise Ă©minemment politique. Chacune de ces missions appelle certaines modalitĂ©s, recourt Ă des compĂ©tences diffĂ©rentes, sâinscrit enfin dans une politique dâensemble. Lâouverture de corridors ou de âsanctuairesâ humanitaires, le dĂ©sarmement de combattants peuvent ĂȘtre la condition de lâassistance proprement dite; la surveillance des Ă©lections, le prĂ©alable Ă une reconstruction de lâĂtat. Quand cette vision politique dâensemble vient Ă manquer, la gesticulation prend la place de lâaction, les convois dâassistance sont bloquĂ©s au sol, les forces armĂ©es se changent en otages et, comme en Bosnie, la paix rĂšgne dans les cieux oĂč veillent les avions de lâO.T.A.N. tandis que les combats continuent de faire rage sur terre.Dans son ouvrage Le Regain dĂ©mocratique , Jean-François Revel rappelle une leçon de lâhistoire que nous avons tendance Ă oublier: âIl est plus facile de sauver un Ătat chancelant que des citoyens persĂ©cutĂ©s.â On arrĂȘte plus aisĂ©ment le dĂ©barquement Ă Suez ou lâinvasion du KoweĂŻt que le massacre des Kurdes ou la âpurification ethniqueâ dans lâex-Yougoslavie. FĂ»t-elle couverte par un droit dâingĂ©rence, une opĂ©ration humanitaire dâĂtat est toujours lourde de contraintes et dâambiguĂŻtĂ©s et trouve rapidement ses limites. Mais lâinsurrection des consciences individuelles, quand elle se tourne vers les gouvernements, ne se heurte pas seulement aux pesanteurs administratives et Ă la complexitĂ© de toute action politique; elle rencontre aussi la raison dâĂtat. Les perplexitĂ©s des gouvernements devant la situation dans lâex-Yougoslavie ne traduisent pas uniquement lâimpuissance Ă dĂ©cider, les divisions des EuropĂ©ens ou lâĂ©loignement des Ătats-Unis; elles sâexpliquent Ă©galement par le souci des responsables politiques et militaires de proportionner les risques aux enjeux: jusquâĂ quel point peut-on risquer un conflit majeur pour le respect dâun principe? Tout se passe comme si les EuropĂ©ens ne pouvaient ni supporter dans leur espace continental les violations rĂ©pĂ©tĂ©es des droits de lâhomme, ni engager un conflit que tout laisse prĂ©voir meurtrier, difficile Ă circonscrire et auquel des sociĂ©tĂ©s individualistes et peu portĂ©es au sacrifice sont sans doute mal prĂ©parĂ©es. Michael Novak, spĂ©cialiste amĂ©ricain des relations internationales, Ă©crit dans Human Rights and the New Realism : âUne politique des droits de lâhomme est subversive; elle implique une restructuration de lâordre mondial. Câest peut-ĂȘtre dĂ©sirable, mais câest intrinsĂšquement conflictuel.â Le monde dans lequel sâexerce lâaction humanitaire nâest pas un univers de bons et de mĂ©chants, de shĂ©rifs et de hors-la-loi, câest un monde fait Ă la fois de puissances et de groupes souvent radicalisĂ©s et incontrĂŽlables, incertain, opaque, dangereux. Lâhumanitaire ne saurait ni y exercer pleinement sa mission sans le concours des Ătats, ni y servir impunĂ©ment dâalibi Ă lâinaction diplomatique ou de succĂ©danĂ© de lâemploi de la force.Crise de lâhumanitaire?Parlera-t-on de crise de lâhumanitaire? Celle-ci nâest pas Ă©vidente si lâon considĂšre les organisations elles-mĂȘmes: ni le soutien de lâopinion, ni lâappui des politiques, ni les faveurs du mĂ©cĂ©nat, ni les volontaires ne leur font dĂ©faut. Le dĂ©sordre mondial leur ouvre, malheureusement, un champ dâaction plus vaste que jamais. La place et la fonction de lâidĂ©al humanitaire dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales ne sont pas davantage remises en question. Dans sa contribution au dossier dĂ©jĂ citĂ© de la revue Le DĂ©bat , Bernard Kouchner Ă©crit: âLa grande aventure du XXe siĂšcle qui sâachĂšve sâappelait le marxisme. La grande aventure du XXIe siĂšcle commence et sâappellera mouvement humanitaire.â On songe au mot de Pierre-AndrĂ© Taguieff: âLes soldats du Bien ont remplacĂ© les militants du Meilleur.â Raccourcis sans doute discutables, mais qui disent bien lâambition de nombreux militants de lâhumanitaire de faire de ce dernier sinon une idĂ©ologie, du moins lâhĂ©ritier des idĂ©ologies en dĂ©clin. Sociologues et politologues ne sâaccordent-ils pas pour mettre lâaccent sur le rĂŽle essentiel jouĂ© par lâidĂ©al humanitaire dans la vie sociale comme dans le mouvement intellectuel de notre temps? Selon Gilles Lipovetsky, dans Le CrĂ©puscule du devoir; lâĂ©thique indolore des nouveaux temps dĂ©mocratiques , lâhumanitaire, âderniĂšre forme contemporaine du Bienâ, marquerait, au sein de sociĂ©tĂ©s individualistes, le retour Ă une certaine morale et la rĂ©intĂ©gration de valeurs de la vie collective. Analysant, dans La Fin de la dĂ©mocratie , la crise actuelle de la morale et de la politique, Jean-Marie GuĂ©henno voit dans le dĂ©veloppement du mouvement humanitaire lâexpression dâune dĂ©ception Ă lâĂ©gard du politique: âLe militantisme humanitaire exprime cette dĂ©ception Ă lâĂ©gard des institutions politiques et ce souci nouveau de crĂ©er des solidaritĂ©s concrĂštes dans un monde devenu trop abstrait. [...] Lâaction humanitaire est un moyen dâĂ©chapper au tĂȘte-Ă -tĂȘte insupportable entre lâindividu solitaire et une globalitĂ© quâon ne maĂźtrise pas mais quâil nâest plus possible dâignorer.âCette âglobalitĂ© quâon ne maĂźtrise pasâ, câest prĂ©cisĂ©ment le dĂ©sordre mondial, théùtre de lâaction humanitaire. RamenĂ© par un certain Ă©chec de lâhumanitaire dâĂtat et du droit dâingĂ©rence Ă sa vĂ©ritable vocation, qui nâest pas dâorganiser le monde mais de lâhumaniser, le mouvement prend conscience Ă la fois des limites de son action et de son rĂŽle irremplaçable. Les limites de son action sont inscrites dans le dĂ©sordre du monde: le nombre, la dispersion et la nature de conflits qui Ă©chappent souvent Ă toute rationalitĂ© politique, de mĂȘme quâils enfreignent les rĂšgles les plus Ă©lĂ©mentaires du droit humanitaire, rendent la tĂąche des organisations de plus en plus malaisĂ©e sur le terrain et les rĂ©sultats toujours plus alĂ©atoires. Dans Le PiĂšge humanitaire , Jean-Christophe Rufin, vice-prĂ©sident de M.S.F. et spĂ©cialiste des problĂšmes du Tiers Monde, voit dans les difficultĂ©s auxquelles doit aujourdâhui faire face le mouvement humanitaire lââexact refletâ de la crise que connaissent les dĂ©mocraties aprĂšs la chute du Mur de Berlin. Devant les lenteurs de la transition dĂ©mocratique en Europe de lâEst et le refus de certaines sociĂ©tĂ©s du Sud dâadopter un modĂšle marquĂ© par les valeurs de lâOccident, un choix impossible se prĂ©sente aux grandes dĂ©mocraties: soit un dĂ©sengagement, avec les consĂ©quences que lâon imagine pour lâordre mondial; soit lâexercice systĂ©matique dâun droit dâingĂ©rence qui signifierait concrĂštement lâoccidentalisation du monde par le retour Ă une forme de colonisation. Entre lâobservation par tous des droits de lâindividu et le strict respect de la souverainetĂ© des Ătats, il sâagit moins de choisir, puisque le choix devrait sâeffectuer entre un gouvernement mondial improbable et une anarchie mondiale impensable, que de rechercher des mĂ©diations. Câest ici que le rĂŽle historique du mouvement humanitaire prend tout son sens. En rĂ©pondant par lâaction Ă la question âque faire?â, il assure, dans un monde en transition oĂč les droits de lâhumanitĂ© ne peuvent ĂȘtre, en lâabsence dâun ordre acceptĂ© par tous, pleinement respectĂ©s, la prĂ©sence des valeurs de lâOccident. Comme lâĂ©crit, avec quelque pessimisme, Jean-Marie GuĂ©henno: âAyant perdu lâillusion dâune solution politique qui mettrait fin au malheur et ferait de la multitude des destins humains une communautĂ©, nous nous consacrons Ă dâautres hommes, plutĂŽt quâau genre humain.â
Encyclopédie Universelle. 2012.
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